Concept resté longtemps méconnu ou victime de préjugés, la sobriété semble récemment être davantage mise en avant, aussi bien par les institutionnels, les acteurs économiques, les collectivités que le grand public. Par la notion de sobriété énergétique dans un premier temps, puis plus récemment de sobriété matière. Mais avec des perceptions et des approches parfois radicalement différentes, la sobriété est-elle aujourd’hui un concept opérationnel pour la transition ou un cadre conceptuel qui nécessite encore d’être approfondi ?

Un concept aux racines anciennes

Quand nous nous représentons les grands courants spirituels, religieux ou philosophiques antiques, il n’est pas rare d’imaginer un ascète, vivant dans le dénuement complet et le jeûne, se consacrant uniquement à ses pensées et ses méditations. Pourtant, dans les textes qui nous sont parvenus, le Bouddha lui-même dit préférer la recherche de la modération, de la « Voie du Milieu », évitant les deux extrêmes que sont la privation extrême d’une part et l’opulence de l’autre. Dans l’Antiquité, la frugalité est un exemple à suivre et la « tempérance », une des quatre vertus essentielles, sera aussi reprise comme l’une des vertus cardinales par le christianisme. L’appropriation de cet art de la mesure aboutira même très récemment à la mise en avant de la sobriété dans l’encyclique du Pape François « Laudato Si’ ».

Au début du XXe siècle, la recherche de mesure et de simplicité dans les modes de vie étaient encore souvent promus dans une approche philosophique, spirituelle, et souvent d’engagement personnel et moral, à l’image d’Henry David Thoreau (« Walden ou la Vie dans les bois »), Gandhi, ou même Richard Gregg, l’inventeur du terme « simplicité volontaire ».

Pour autant, c’est avec le développement économique exceptionnel du XXe siècle et ses excès (inégalités, pollutions, surconsommations…) que l’idée de modération nourrira des réflexions politiques, à l’image de l’écologie politique des années 70, en même temps que les premiers travaux scientifiques sur les limites planétaires, dont le célèbre rapport Meadows du Club de Rome.

Un concept sans définition opérationnelle

L’association Négawatt a popularisé la notion de sobriété énergétique, en tentant également de proposer un cadre plus opérationnel de sobriété autour de  4 « leviers » : la sobriété structurelle (organiser, structurer pour donner les moyens de moins consommer), dimensionnelle (adapter la taille des équipements au juste besoin), d’usage (bonne utilisation des équipements) et la sobriété conviviale (mutualiser, partager) (Chatelin S., 2020 [4])

Mais lorsque nous sortons du cadre énergétique ou carbone pour élargir à la notion de sobriété matérielle ou de sobriété tout court, la littérature sur le sujet semble se limiter sur la nécessité individuelle et collective de limiter la consommation de ressources (à travers la consommation finale mais aussi dans la production). Ce qui se traduit souvent par l’idée du « moins mais mieux » et implique de pouvoir différencier ce qui est de l’ordre du besoin de ce qui est de l’ordre du désir.

Or, cela pose de nombreuses questions techniques et morales que l’on retrouve d’ailleurs dans les débats qui existent sur les limites carbone avec toute la complexité des intérêts économiques, politiques, sociaux et environnementaux. Comment définir un seuil maximal de consommation ? Comment l’appliquer et le répartir équitablement entre tous et toutes ? Comment justifier un « moins mais mieux » auprès de la frange la plus précaire de la population qui ressent au quotidien une forme de sobriété subie, contrainte alors même que la pression sur les ressources et les émissions de gaz à effet de serre liés à la consommation sont d’abord le fait des plus aisés ? (Kartha, 2020 [6]). Il est vrai aussi que la loi du nombre fait que la frange la plus pauvre de la population mondiale représente dans le même temps une empreinte environnementale majeure. Comment réconcilier l’amélioration de la qualité de vie des populations laissées pour compte, tout en maîtrisant la situation ?

Une rationalisation des habitudes de consommation en Europe et aux Etats-Unis fait partie de la solution. Cependant, ce ne peut être qu’une partie de la réponse apportée. En outre, notre empreinte carbone ne se limite pas à notre consommation alimentaire, mais se retrouve aussi pour une part importante dans l’électronique, les infrastructures et l’appareil productif dont nous dépendons. Des choix politiques et de la diplomatie internationale sont absolument nécessaires en plus de comportement individuels le plus vertueux possible. Et quant aux notions de besoins et de désirs, comment les rendre opérationnelles, dans une société de consommation visant à brouiller toute distinction entre les deux et à légitimer l’assouvissement sans limite de nos désirs individuels, notamment en masquant le lien entre production et consommation, comme cela fut analysé dès les années 70 (Baudrillard, 1970 [1])? Dans nos sociétés, au sein desquelles besoins et désirs sont brouillés, il peut être difficile de faire la part des choses dans nos comportements individuels. 

Il est également frappant de noter que l’appropriation récente de ce concept de sobriété amène à rassembler, sous ce terme, des acteurs aux positions pourtant aussi radicalement différentes que des militants de la décroissance, d’une autre croissance (indicateurs alternatifs, prospérité sans croissance…) ou de la croissance dite verte ! 

De même, alors que la distinction faite entre sobriété (éviter une consommation) et efficacité (consommer moins de ressources à production constante) a notamment été popularisée par l’association Négawatt, force est de constater qu’il s’agit d’une différence parfois ténue, difficile à cerner concrètement faute d’une définition claire ou d’outils d’analyses dédiés. Ainsi, pour une partie des acteurs et notamment les acteurs économiques, toute réduction de consommation de ressources par unité produite est assimilée à de la sobriété (Cezard, Mourad, 2019 [3]). Ainsi, alors que l’ouvrage #Sobériser (FNEP, 2018 [5]) rappelle dans son contenu la distinction sobriété / efficacité, une représentante de la FNEP (fédération nationale entreprise et performance) expliquait lors d’une présentation privée que tout ce qui permettait de réduire les consommations de ressources dans la production relevait de la sobriété. Or il nous semble que cette assimilation limite fortement les capacités à imaginer d’autres modèles de développement, basés notamment sur la qualité et la durabilité et non pas sur les volumes de production.

Néanmoins, la force du concept de sobriété reste justement cette capacité à rassembler largement autour de l’idée qu’il est désormais essentiel de remettre en question le modèle basé sur la surproduction et la surconsommation. Il ne semble pas susciter de clivage ou de rejet fort, et constitue donc une base formidable de changement des comportements et de notre modèle de développement. Le concept s’applique autant à un état (une consommation sobre, un mode de vie sobre…) qu’au chemin pour y arriver (la sobriété comme paradigme de transition entre une société de surconsommation et une société durable). Il conviendra toutefois de progressivement pouvoir affiner la définition de la sobriété et le cadre d’action. L’action territoriale, engagée avec le concours  de l’ADEME devrait notamment œuvrer en ce sens.

Concrètement, comment peut se traduire la sobriété ?

Face à ce constat ancien d’une tension naturelle entre appétence pour l’accumulation et nécessité de se modérer face aux impacts inédits de notre mode de vie, le regain d’intérêt pour la sobriété peut-il être un levier de mobilisation et d’action ?

Il semble qu’à l’échelle individuelle, les messages sur la consommation plus responsable se complexifient pour intégrer cette notion : autrefois cantonnés à la notion « d’acheter vert », les conseils se diversifient et reviennent à la racine même de la sobriété, c’est-à-dire la notion de besoin, de juste dimensionnement et de bon usage. On pourra noter le succès de la littérature grand public à ce sujet, aussi bien relative au développement personnel qu’à des outils et méthodes pratiques comme la méthode BISOU (Duboin, Giraudeau, 2020 [2]) : en ai-je Besoin, mon achat doit-il être Immédiat ou peut-il être repoussé, ai-je déjà un objet Semblable, quelle est l’Origine du produit, et va-t-il vraiment m’être Utile. Au-delà, si le besoin est avéré, bien dimensionner le produit et chercher des alternatives à l’achat neuf (location, emprunt, occasion) permet de réduire fortement les impacts. Et une fois le bien acquis, bien l’entretenir, et le faire réparer le cas échéant vont permettre de prolonger la durée de vie.

À l’échelle d’une entreprise également, la notion de sobriété a sa place et peut permettre de repenser entièrement un modèle économique. Un exemple emblématique est celui de l’entreprise Patagonia et de son encart publicitaire lors d’un Black Friday, invitant à « ne pas acheter leur veste » s’il ne s’agit pas d’une réponse adaptée à un réel besoin pour le consommateur. Plus globalement, leur démarche s’inscrit dans les 5 R (réduire, réparer, réutiliser, recycler, re-imaginer) et se base sur l’idée de consommer moins mais de meilleure qualité, y compris avec un système de retour des produits usagés pour être vendus en seconde main ou réutilisés en matière première pour de nouveaux produits.

La sobriété a également toute sa place dans la mise en œuvre des actions et des politiques publiques des collectivités. L’action récente de la Métropole de Grenoble sur le sujet en constitue un exemple parfait : afin de réfléchir à ce que la sobriété dans son contexte territorial peut signifier, la Métropole a sollicité ses instances participatives et constitué un groupe citoyen de réflexion en six ateliers sur le sujet, visant à produire au printemps 2021 un cadre pour la sobriété à Grenoble, ainsi que des actions opérationnelles.

Ainsi, le foisonnement des initiatives et le développement des recherches sur la sobriété, visant à proposer des solutions collectives et politiques, en font un domaine d’étude passionnant et inspirant pour l’avenir.


Cezard Florian, directeur, Agence d’Accompagnement de la Transition des Territoires et des Entreprises (Agatte)
Cette publication a bénéficié d’une aide financière de l’ADEME, néanmoins les propos n’engage que la responsabilité de l’auteur.

Sources :

  • [1] Baudrillard  J., La société de consommation, 1970
  • [2] Duboin M., Giraudeau H., L’abus de consommation responsable rend heureux ! La méthode BISOU, Eyrolles, 2020
  • [3] Cezard, Mourad, Panorama sur la notion de sobriété – définitions, mises en œuvre, enjeux, ADEME, 2020.
  • [4] Chatelin S. (Négawatt), « Qu’est-ce que la sobriété ? » in Fil d’Argent, numéro 5, hiver 2016.
  • [5] FNEP, #Sobériser. Innover pour un monde durable, Paris, Presses des Mines, FNEP, 2018
  • [6] Kartha S. et al., The carbon inequality era, rapport de recherche, Oxfam, septembre 2020
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